LE TRIO • Dietrich Buxtehude • Les Racines de Johann Sebastian Bach • Sonates en Trio

Cinquante ans de jeux de styles et d’influences en Allemagne du Nord

Le voyage auquel nous vous invitons n’est pas sans danger ! D’abord, il vous faudra marcher, et marcher pendant des jours et des jours, jusqu’à parcourir à pied 400 km ! À l’arrivée, peut-être vous proposera-t-on, nous dit la légende, d’épouser une jeune personne qui, bien que fille d’un des plus illustres musiciens d’Allemagne du Nord, était particulièrement laide… Ou peut-être entendrez-vous à votre retour des remarques acerbes sur vos aptitudes de compositeur, par exemple venant des autorités de la ville d’Arnstadt se plaignant que vous fassiez depuis ce voyage “d’étonnantes variations dans [vos] chorals, que [vous] y [mêliez] des accords étranges, de telle sorte que la communauté en était fort troublée.”

C’est exactement ce qui arriva au jeune Johann Sebastian Bach qui, âgé de vingt ans, demanda à la ville d’Arnstadt, où il était organiste, un congé de quatre semaines afin de se rendre à Lübeck rencontrer le célèbre organiste Dietrich Buxtehude. Il y resta, accueilli chez Buxtehude, finalement… quatre mois ! Il faut dire que Buxtehude bénéficiait, en tant qu’organiste et compositeur, d’une aura exceptionnelle, rehaussée du prestige acquis par ses Abendmusiken, des concerts spirituels institués par son beau-père, auxquelles il donna un retentissement croissant et un véritable faste au cours des quarante années qu’il passa à Lübeck.

De façon surprenante, ses première publications, les opus 1 et 2, ne sont pas de fastueuses cantates d’Abendmusiken, mais des sonates en trio, l’une des formes par excellence de l’époque baroque. C’est toutefois dans une instrumentation moins courante que 2 dessus et basse continue que Buxtehude les écrit, où la viole de gambe possède, tout comme le violon, sa propre partie obligée. Bien que cette forme soit de nos jours relativement peu connue du public, elle devait être particulièrement appréciée à la fin du XVIIème siècle, en témoignent les publications presque simultanées (entre 1693 et 1694) d’opus de plusieurs sonates en trio pour violon, viole de gambe et basse continue de trois grands compositeurs de l’époque, Krieger, Erlebach et Buxtehude.

Si la forme est constante dans ce programme, les styles y sont multiples, naviguant du ‘stylus fantasticus’ de Buxtehude à celui quasiment galant de Telemann, en passant par la rigueur contrapuntique de Bach.

En effet, les Suonate à doi, 1 violino et viola da gamba con cembalo de Buxtehude (1637-1707), organiste de l’église Sainte-Marie à Lübeck et célèbre improvisateur, illustrent parfaitement ce fameux ‘stylus fantasticus’ : leurs nombreux mouvements s’enchaînent dans une dynamique purement baroque en passant sans arrêt d’un affect à l’autre, de sections extrêmement virtuoses à des chromatismes déchirants de lenteur, d’une écriture à trois parties à des solos, … Mais derrière ce style imprévisible, on peut déceler un plan soigné et une grande unité. Bien que moins connues que ses œuvres vocales ou pour orgue, ces sonates peuvent être comptées parmi les chefs-d’œuvre du compositeur.

La Sonata Terza de Philipp Heinrich Erlebach (bap.1657-1714) fait partie des quelques rares œuvres du compositeur qui sont parvenues jusqu’à nous, un tragique incendie ayant détruit la majeure partie de ses compositions, ne nous laissant que 70 œuvres environ sur les 1.000 qu’il aurait composées. Représentative de son style, cette sonate, d’inspiration italienne pour les premier et dernier mouvements, comporte également des danses françaises et mêle le tout dans une synthèse immanquablement allemande. La scordatura, une technique qui consiste à changer l’accord habituel du violon (ici : La – Mi – la -mi), ouvre également de nouvelles possibilités de jeu et modifie la résonance de l’instrument.

Il faut croire que le sort s’est particulièrement acharné sur la musique allemande de cette époque : de l’œuvre gigantesque de Johann Philipp Krieger (1649-1725), seule une toute petite partie nous est parvenue (76 des 2.000 cantates qu’il a écrites, par exemple). À la différence d’Erlebach qui ne quitta pas la cour de Rudolstad, Krieger a beaucoup voyagé : il a étudié la composition sans doute au Danemark, de façon certaine en Italie auprès de Rosenmüller et travailla dans toute l’Allemagne centrale. Cette influence italienne est très sensible dans la Sonata seconda, notamment dans le Grave et le Presto qui le suit.

Bien que Johann Sebastian Bach (1685-1750) n’ait pas écrit pour notre formation, nous vous proposons une sorte de combinaison des sonates en trio BWV 1027 et 1039. En effet, la sonate BWV 1027, pour viole de gambe et clavecin obligé, fut transcrite pour ces deux instruments par Bach lui-même au départ d’une œuvre antérieure, la sonate BWV 1039 pour deux traversos et basse continue. De là à confier au violon la partie de clavecin, et de rendre à ce dernier la basse continue de la sonate pour deux flûtes, il n’y avait qu’un pas qui nous paraît d’autant plus légitime que Bach a également transcrit le dernier mouvement – une véritable fugue – pour l’orgue, dans la sonate en trio BWV 1027a.

C’est avec un trio tiré des Essercizii Musici de Georg Philipp Telemann (1781 – 1767), dernière œuvre que celui-ci ait publiée, que nous finirons ce concert au terme duquel nous serons arrivés à la naissance du style galant.

Avec

Yoko Kawakubo violon
Myriam Rignol viole de gambe
Julien Wolfs clavecin

Programme

Dietrich BUXTEHUDE (1637-1707)
Sonata III, extraite des Suonate à doi, 1 violino et viola da gamba, con cembalo, Opera prima (Hambourg, 1694)
Adagio, Allegro, Lento, Vivace, Largo, Presto, Adagio/Lento

Philipp Heinrich ERLEBACH (1657-1714)
Sonata Terza, extraite des  VI. Sonate à Violino e Viola da Gamba col suo Basso Continuo (Nuremberg, 1694)
Adagio-Allegro-Lento, Allemande, Courante, Sarabande, Ciaconne, Final-A adagio

Johann Philipp KRIEGER (1649-1725)
Sonata seconda, extraite des XII Suonate a doi, opera seconda (Nuremberg, 1693)
Andante, Largo, Presto, Largo, Aria d’inventione

***

Dietrich BUXTEHUDE
Sonate VI, extraite des Suonate à doi, 1 violino et viola da gamba, con cembalo, Opera prima (Hambourg, 1694)
Grave, Allegro, Con discretione, Adagio, Vivace, Adagio, Poco presto, Poco adagio, Presto, Lento

Johann Sebastian BACH (1685-1750)
Sonate BWV 1027/1039 en Sol Majeur
Adagio, Allegro ma non tanto, Andante, Allegro moderato

Georg Philipp TELEMANN (1681-1767)
Trio X pour violon, viole de gambe et basse continue, extraite des Essercizii Musici overo Dodeci Soli e Dodeci Trii à diversi stromenti (Hambourg, 1740)
Dolce, Presto, Pastorale, Vivace

Revue de presse

« Aisance à chaque note sidérante, sonorité individuelle épanouie, liberté dans le geste »

Michel Roubinet,
Concertclassic, août 2017

PUR BONHEUR

« Changement radical de sonorités et d’époque le soir au Montel en Gelat avec Le choc des géants : Bach et Rameau par Les Timbres : Myriam Rignol (viole de gambe), Yoko Kawakubo (violon), Julien Wolfs (clavecin).

Si l’on ose à peine dire que ce fut l’un des sommets de ces trois premiers jours de festival, tant les autres formations, chacune dans un domaine spécifique, répondirent à de mêmes et formidables exigences, il n’en demeure pas moins que l’expérience fut particulièrement enthousiasmante.

Aisance à chaque note sidérante (mais aussi celle de la parole, trait général des jeunes ensembles dans leur rapport avec le public, ainsi lorsque Julien Wolfs expliqua la manière, complexe !, dont Bach fait passer ses œuvres d’un instrumentarium à un autre), sonorité individuelle épanouie bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer pour un « petit » ensemble de cordes anciennes, liberté dans le geste qui propulse le moindre mouvement avec faconde et une vive intelligence du texte, énergie conquérante mais aussi souriante musicalité : un pur bonheur.

L’alternance de Sonates de Bach et de Pièces de clavecin en concerts de Rameau avait de quoi raviver la question de la préséance – sans réponse, comme il se doit : deux géants, assurément. »

« De manière expressive, techniquement parfaite et historiquement informée »

Peter Buske,
Potsdamer Neueste Nachrichten, décembre 2013

ÉNERGIQUE ET DYNAMIQUE

« Leur interprétation musicale est aiguisée, prenant à corps les sonates, ce qui permet d’éviter qu’elles ne tombent dans une mièvrerie flatteuse et douce. Au lieu de cela, elles sont illuminées par l’intelligence des musiciens.

Myriam Rignol a su jouer la réplique d’une viole de Tielke (1696) de manière expressive, techniquement parfaite et historiquement informée. Yoko Kawakubo a brillamment fait sonner le violon de 1997 de l’atelier de Pierre Jaquier. Le clavecin de 1978 provient de l’atelier de Tilman Muthesius et l’orgue positif (1976) du luthier Bernhard Junghänel. Julien Wolfs les a joués alternativement, accompagnant et soutenant les œuvres d’un continuo pétillant, énergique et dynamique. »

« Pureté sonore sans nuage »

Roland Happersberger,
Die Rheinpfalz, février 2013

LE PLUS BRILLANT DES CONCERTS

« On vient à ce concert avec le préjugé habituel que les sonates en trio baroques sont une affaire plutôt complexe de spécialistes qui ne transportent pas l’auditeur habituel. Mais le jeune ensemble Les Timbres a balayé ce présupposé par le plus brillant des concerts de la saison Kirchheimer Konzertwinter. Il proposait une musique de chambre enthousiasmante, de Buxtehude à Telemann, et qui s’est révélée ne jamais être ennuyeuse pour une seule note.

Les trois jeunes musiciens de France, de Belgique et du Japon – Yoko Kawakubo, violon, Myriam Rignol, viole de gambe et Julien Wolfs, clavecin – font de la musique ensemble depuis 2007 et ont remporté de nombreux prix prestigieux.

Ils combinent idéalement tous les avantages d’un jeu historiquement informé : ici, vous pourrez découvrir la beauté équilibrée des timbres, des architectures, des phrasés. Et les rythmes parfois rapides sont remplis de richesse dans l’articulation, les nuances et les caractères.

Tout ceci est évident dans les sonates de Buxtehude, par exemple. En effet, si le Stylus Phantasticus du maître est célèbre (l’assemblage de parties courtes très contrastées), souvent, cela ressemble à un sac de pièces mal assorties. Dimanche avec les Timbres, tout semblait cependant se lier d’une manière qui offrait toujours des surprises, mais jamais un ennui. Ne serait-ce que réussir ce défi est une prouesse artistique remarquable.

Ce fut un grand plaisir d’entendre cette musique interprétée avec un tel niveau, avec une telle facilité de conception, avec une pureté sonore tellement dégagée. Revenons encore un peu plus sur la sonate de Bach. C’est formidable comment, par exemple, la tension s’arrête à la fin de la dernière phrase du premier mouvement, très doucement, délicatement et pourtant de façon décisive. Dans l’Allegro ma non tanto qui suit, pour la première fois dans ce concert – malgré tout le lien logique avec les œuvres plus anciennes précédemment entendues – on peut entendre de la musique organisée selon notre habitude : à partir de thèmes et de périodes régulières. Quelle joie, quelle vivacité, quelle rapidité fougueuse exprime cette musique – et pourtant elle est complètement maîtrisée par ses interprètes. Dans l’Andante, le clavecin joue sur le jeu de luth ; un crépuscule inouï surgit, comme si le motif violemment répété du violon errait sans trouver de résolution – puis s’endormait.

La sonate finale, de Telemann, offre une occasion unique de profiter de l’élégance et de la virtuosité inépuisable des musiciens et du compositeur. Les Timbres brillent ici ; le trio ne se perd pas en considérations analytiques mais célèbre l’enthousiasme brillant du génie de Telemann.

Pureté sonore sans nuage : le jeune ensemble Les Timbres a offert un véritable moment fort lors du festival Kirchheimer Konzertwinter. »